« Vu ton problème, je pense que tu devrais être contente d’avoir le boulot que tu as. Ce n’est pas sûr que tu en retrouves un autre à l’avenir. Il y a des gens qui n’ont pas envie de travailler avec des personnes handicapées car vous n’avez pas les mêmes capacités. Ne fais pas d’erreur »
Ces mots, marqués par une violence insidieuse, résonnent encore en moi. Bien que prononcés il y a longtemps et peut-être policés par le temps, je suis certaine que vous pouvez encore ressentir, comme moi, l’injustice qu’ils ont provoquée.
Une gifle déguisée en conseil
Ces propos ont été tenus par une personne de mon entourage proche, alors même que je lui exposais un projet personnel qui me tenait à cœur : une reconversion, l’envie de changer de vie, de reprendre des études.
Autant vous dire que cela m’a complètement prise au dépourvu à l’époque. J’étais partagée entre la culpabilité d’oser penser que j’étais capable de mener mon projet à bien, la nausée d’être confrontée à ce que j’ai perçu comme de la violence morale et bien sûr, la déception de ne pas être soutenue.
Le sentiment que j’éprouve aujourd’hui est que, derrière ces paroles prétendument bienveillantes, l’auteur cachait son propre jugement, sa propre manière de me percevoir et, par extension, de percevoir toute autre personne handicapée.
Parce que je suis malvoyante, je devrais me contenter de ce que j’ai. D’être satisfaite de ma place, de mon statut. Mais attention, sans pour autant avoir trop d’ambition. Car, selon un certain pourcentage de la population, j’ai moins de « capacités » que les autres en raison de mon handicap visuel.
Autant vous dire que mon projet est rapidement passé aux oubliettes.
Une histoire de « capacités » ?
J’ai été touchée de constater à quel point ce type de mentalité était encore présente, et validée par autrui. Ce n’est pas la seule remarque que j’ai pu entendre.
Ces propos m’ont particulièrement marquée parce qu’ils alimentaient mon besoin de paraître « normale » ou « valide ». En y réfléchissant maintenant, je réalise que ce besoin n’est autre qu’une forme de validisme intériorisé. J’ai fini par intégrer ces idées qui me poussaient à cacher ma déficience visuelle pour être acceptée, quitte à me faire violence en minimisant mes besoins réels.
Encore aujourd’hui, j’ai tendance à minimiser ma déficience visuelle. J’utilise rarement du matériel adapté. J’oublie régulièrement de porter mes lunettes, au risque de m’abîmer le dos et les yeux. Et dans quel but ? Que l’on me considère comme « tout-le-monde ». Et pas comme une personne « différente » qui n’aurait pas « les capacités ».
Je regarde effectivement mon ordinateur, mon téléphone et ma liseuse de très près. Et je ne peux désormais plus travailler sans adaptation. Je ne pourrai également jamais conduire. Mais en quoi cela peut-il être un motif valable pour décréter que je serais moins compétente que quelqu’un d’autre ? Ou que je n’aurais pas « les capacités » de suivre une formation ou des études ?
Mais qu’entend-on vraiment par « capacités » ? Est-ce quelque chose qu’on peut mesurer de manière concrète, ou est-ce plutôt une construction sociale qui sert à fixer des normes de productivité souvent injustes ?
Je pense que la réponse mérite une réflexion approfondie, que je développerai dans un futur article. Mais ce qui est sûr, c’est que ma déficience visuelle, qui m’oblige parfois à adapter ma manière de travailler, ne devrait jamais être perçue comme un manque de compétence ou une limite à mes ambitions.
Reprendre le pouvoir
Aujourd’hui, je refuse d’invisibiliser ou de minimiser mon handicap visuel. Plutôt que de le cacher, je souhaite qu’il soit pris en compte, non pas comme un frein mais comme une donnée à part entière de mon parcours. Mes besoins, mes difficultés et mes droits méritent d’être reconnus.
Il est temps de déconstruire l’idée qu’une déficience visuelle serait synonyme d’une moindre compétence. Les parcours professionnels sont multiples et les adaptations nécessaires ne diminuent en rien la valeur d’une personne ou la qualité de son travail.
Avec 14 années d’expérience professionnelle, je me rends compte que mes compétences se sont construites grâce à mes apprentissages, mes expériences et mes défis. Mon handicap a parfois complexifié mon parcours, mais il m’a aussi appris l’adaptabilité et la créativité. Ces qualités sont au cœur de ce que je suis aujourd’hui et de ce que j’apporte dans mon travail.
Le validisme n’est jamais loin
Les propos évoqués sont d’autant plus problématiques qu’ils s’inscrivent dans le cadre du validisme, qui place les personnes valides comme la norme sociale et relègue celles en situation de handicap à une position inférieure (évoqué dans cet article).
Cela revient à présumer qu’une personne en situation de handicap est intrinsèquement « moins capable », « moins productive » et, par conséquent, qu’elle aurait moins de droits ou d’ambitions. Elle devrait accepter sa position sans broncher et se satisfaire de ce qu’on lui accorde.
Les préjugés sont tenaces, et les chiffres le confirment : en Belgique, seules 35 % des personnes en situation de handicap sont en emploi, un chiffre alarmant qui reflète les obstacles systématiques à notre insertion professionnelle.
L’importance de la sensibilisation
Pour briser ces stéréotypes et promouvoir une société plus inclusive, la sensibilisation est cruciale. Trop souvent, les personnes valides méconnaissent les défis quotidiens auxquels nous sommes confrontés, ou les sous-estiment. En partageant nos expériences, nous pouvons éduquer et inspirer un changement de mentalité.
Mais il ne s’agit pas uniquement de raconter. Il s’agit aussi de réclamer une place équitable dans la société : des adaptations au travail, une accessibilité réelle, et surtout, une reconnaissance de nos compétences au-delà de nos handicaps.
Et maintenant ?
A l’heure actuelle, après avoir traversé une dépression, je suis en chemin pour me réapproprier ma carrière professionnelle. J’ai pris la décision courageuse de démissionner et de quitter un milieu qui ne me correspondait plus et qui ne respectait pas mes droits. Je jongle désormais entre des idées de projet et des formations.
Je refuse de me conformer aux attentes limitées qu’on m’impose. Mon parcours professionnel sera donc à mon image : audacieux, inclusif et fidèle à mes valeurs.
Je sais qu’un énorme travail de sensibilisation reste à faire et qu’il existe de réelles barrières. Je ne vais pas vous cacher qu’il y a des jours où j’ai réellement peur. Peur qu’il y ait un fond de vérité dans ces paroles. Mais j’ose espérer pouvoir prouver, à ma petite échelle, qu’une autre voie est possible.
Et vous ? Quelles sont vos expériences face aux préjugés ? N’hésitez pas à partager vos réflexions et témoignages dans les commentaires ci-dessous.
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